| Le nom du livre. Entretien avec Suzanne Lafont Bulletin de la SFP, 7e série-N°17, novembre 2003. Née en 1949, Suzanne Lafont vit et travaille à Saint-Ouen. Figure majeure de la scène artistique française, la galerie nationale du Jeu de paume avait présenté son travail en 1992. Depuis plus de dix ans, l'évolution de son œuvre au travers de multiples expositions s'inscrit dans un art philosophique explorant différents aspects de la représentation. Une exposition au centre d'Art contemporain de Sète a présenté ses œuvres récentes cet été, et un ouvrage intitulé Appelé par son nom, paru aux éditions Actes Sud, a permis à l'artiste de rebattre les cartes de son œuvre : un événement éditorial et artistique. Tout d'abord ce livre, Appelé par son nom, n'est ni une monographie ni un livre d'artiste. Comment l'avez-vous conçu ? Comme une boîte à outils, c'est-à-dire rappelant l'activité de l'atelier. Le titre est la traduction littérale du terme « nomenclature ». Il évoque donc le classement. Je considère les images comme des pièces détachées et les manipule comme des cartes à jouer. Il m'arrive donc de les réutiliser à l'intérieur de configurations narratives différentes. Entre leurs diverses “entrées”, les images sont placées en réserve. Une question importante de ce livre a donc été celle du magasin d'images. L'ouvrage présente deux parties très singulières qui ouvrent et ferment l'ensemble : leur forme est celle d'une suite alphabétique faisant correspondre image et mot, mais l'enchaînement se fait sur deux registres, la partie haute de la page faisant apparaître des mots en français, la partie basse étant en anglais – les images identiques se retrouvant sur les deux registres dans un ordre différent. Cette forme, à la fois logique et susceptible de lectures divergentes, n'est donc pas un système. Oui, c'est plutôt un jeu dont le moteur est le langage. À un moment de mon travail, j'ai ressenti la nécessité d'associer images et mots. Les séquences langagières d'Épisodes (2001), que je dirais d'inspiration illustrative, m'ont permis de modifier les données de l'expérience visuelle, notamment en sanctionnant l'imaginaire. Il s'agissait de découper le visible sur le standard des mots et, en autonomisant de la sorte les éléments visuels, d'empêcher les intéractions narratives. La nomenclature d'images du livre ne procède pas différemment. Par suite, le classement alphabétique des légendes présente l'avantage de restituer le cours des choses non selon un enchaînement logique et rigoureux, mais, au contraire, dans son aspect imprévisible et aléatoire. Disons qu'il offre une traduction mécanique de la nature accidentelle des relations entre les choses. Enfin la possibilité d'attribuer plusieurs termes à une même image – un peu comme si l'on “agitait” les choses à l'aide des mots – permet de faire apparaître les échantillons visuels à des emplacements différents de l'inventaire et dans des occurrences chaque fois singulières. Un effet comparable se produit, lorsque, dans le cadre d'un livre bilingue, les deux langues “secouent” à leur manière le visible pour en restituer un découpage idiomatique. En résumé, le jeu consiste à recomposer une géographie du monde à partir du modèle réduit du dictionnaire et dans la pratique de ses règles. Pouvez-vous nous éclairer sur l'importance du nominalisme sous l'angle duquel vous semblez vouloir faire jouer votre œuvre récente ? Et, plus précisément, votre intérêt pour un “art philosophique” n'explore-t-il pas ici une part très “moderne” de la “scholastique” : la construction du réel à partir du langage ? Tout d'abord, je ne construis pas le réel, mais des représentations qui convoquent le réel. Ensuite, oui, il y a des mots sous les images. Ce n'est pas pour autant que le signifié a avalé le signifiant, comme le loup le Petit Chaperon rouge, et que la raison du plus fort, le pouvoir synthétique du mot, subsume la déraison des faibles, les données de l'expérience. Lorsque vous parlez de scholastique et de nominalisme faites-vous allusion à cette sorte de résistance du langage à la présence des choses ? En fait les associations mots/images que je fais ne sont pas bi-univoques, et il y a moins d'images qu'il n'y a de mots. Si on se livre à un rapide décompte, pour en revenir aux séquences d'”Épisodes”, le mot “ordre”, par exemple, est joué par deux personnages, chacun représenté dans une posture unique. À l'aide de deux images sont donc figurées cinq situations langagières. Le mot étant dupliqué, on parvient à un total de dix mots-situations réalisés économiquement au moyen de deux images. Si le ruban visuel est manifestement plus court que le ruban langagier, c'est qu'il y a beaucoup à dire sur chaque fragment de réalité et qu'il est possible de signifier illimitativement notre expérience. Je ne crois pas que le langage réduise le monde, mais plutôt que notre expérience du monde suscite indéfiniment l'usage de la parole. Vous avez parlé d'une réduction de l'imaginaire par le langage, de quoi s'agit-il précisément ? Le choix de l'ombre, dans Épisodes, a été déterminé par sa ressemblance avec l'immatérialité et la densité de l'encre. Je considère ici les figures comme des équivalents de mots. Techniquement, les choses se présentent ainsi : la fragmentation alphabétique est utilisée afin d'égarer le sens général du mot dans une suite de dérivations accessoires, où l'acteur, prisonnier de son épisode dans la série, “performe”, dans la durée propre à la photographie – c'est-à-dire une forme d'éternité – l'injonction verbale qui lui incombe. Il est clair que l'illustration propose une radicale interaction du langage et de l'image, ou de la parole et du geste. L'imaginaire s'enraye... Vous cherchez à enrayer l'imaginaire mais vous faites un dictionnaire qui semble pourtant s'organiser autour de lui... Oui et non. Lorsque je soumets les images à la loi du langage, je tente de les soustraire à l'arbitraire des associations et au vertige dont il semble inséparable. De manière assez proche, lorsque, à l'intérieur d'un dictionnaire, je propose ce qui pourrait passer pour une configuration imaginaire du monde, celle-ci est le résultat de règles établies, et, ainsi que je l'ai dit, il s'agit d'un jeu. Dans un dictionnaire, l'ordre alphabétique est à la fois la contrainte et le moteur qui permettent de régler les associations. Je m'intéresse à l'imaginaire sous le régime de la contrainte, c'est-à-dire dans la forme du jeu, comme organisation de pensée. La séquence “Le Défilé”, qui fait suite à la première moitié du dictionnaire et qui introduit au centre du livre, est sans mots... Une mécanique en entraîne une autre. De l'enchaînement des mouvements qui produit la motricité, j'en suis venue à l'enchaînement des lettres qui produit le langage. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'une progression par épisode-station. “Le Défilé” est le groupe d'images par lequel j'ai achevé la construction de la figure. Il vérifie sa stabilité au sol et le caractère opératoire du plan de déplacement. C'est pourquoi, thématiquement, les figures explorent la maîtrise de ce plan, que ce soit à travers la représentation de la marche ou d'activités dérivées telles la danse ou l'action de balayer. C'est pourquoi, également, ces images sont à l'origine de la thématique du voyage et de la migration. Ce livre traite entièrement de questions de déplacement, présentées à travers différents registres formels d'enchaînement, de défilement, de passage. La séquence du livre a donc logiquement pour point de départ le mode de déplacement intrinsèque de la figure qui est la marche. Elle se poursuit avec “Correspondances”, “Manœuvres”, “Trauerspiel” par le parcours et la traversée de territoires géographiques déterminés, qui l'amènent avec “Épisodes” à véhiculer le monde à partir du langage. Langage, qui, à son tour, sous la forme de la nomenclature des images, enveloppe l'ensemble des séquences du livre. Livre lui-même compris dans l'embarras gestuel des images de couverture qui, d'une certaine façon, ramène la progression à son point de départ. Pourquoi ce retour au point de départ ? Avec la mobilité et le langage tout paraît pourtant possible. Parce que l'art n'est pas un énoncé professoral qui décline des propositions sur un mode progressif et évolutif. Si, d'étape en étape, les choses paraissent se doter d'une plus grande performativité, elles n'échappent pas moins à la dysfonctionnalité. Les situations que je crée présentent des manières de vivre ou des types existentiels. Et l'on sait parfaitement que l'existence mêle le sublime et le ridicule, le sérieux et le plaisant, le grave et le comique, l'idée et l'aventure. Aventure qui, d'une certaine façon, est le thème des séquences “Correspondances”, “Trauerspiel”, et notamment de “Manœuvres”. Effectivement. Ces séquences ont pour horizon la traversée de l'espace géographique. Et le genre cinématographique du western m'a servi de guide. À cette différence près que les protagonistes ne sont pas des conquérants. De plus, dans “Manœuvres”, les personnages sont sédentaires. Seules les marchandises sont de l'aventure. Et encore faut-il préciser que le voyage a beaucoup perdu de sa force mythologisante. Avec les nouvelles modalités de transport qui acheminent les charges par boîtes-conteneurs, elles-mêmes véhiculées sans interruption par navires, trains et camions autour du globe, c'est le découpage romantique de la planète qui se trouve affecté. Le port qui, jusque-là, était un lieu d'embarquement pour l'inconnu cesse d'être cet avant-poste du lointain pour ne plus être qu'une zone de transbordement et une interface entre la terre et la mer. Alternance des segments terre/mer qui, d'ailleurs, apparente visuellement la pièce à une partition musicale. Oui, mais cette musique, pour utiliser les termes d'Adorno, est celle d'un acte réflexe et d'une réification de l'expérimentation musicale. C'est sur une rengaine que les navires s'éloignent. Propos recueillis par Michel Poivert et Paul-Louis Roubert. |
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