10/05/2010

Vues d'esprit à Dortmund

Un grand grand merci à Jérome Poret qui m'a montré cet article (=libé du 30/06/09)
Reportage

Vingt-deux artistes contemporains tentent de rendre perceptible l'invisible en détournant la technologie


Wach sind nur die Geister, über Gespenster und ihre Medien au HMKV, Dortmund (Allemagne). Jusqu’au 18 octobre. Rens. : www.hmkv.de

Sous le ciel plombé de Dortmund, à l’ombre d’un haut-fourneau abandonné, impressionnante relique d’un passé industriel révolu, un néon bleuté éclaire l’entrée d’un gigantesque entrepôt. Sous la lueur spectrale, un poste de radio crachote en continu : brouillard sonore d’où émergent à intervalles réguliers des messages elliptiques.

On n’aurait pu rêver meilleur endroit pour accueillir l’exposition «Wach sind nur die Geister» (Seuls les esprits sont éveillés), que le Hartware MedienKunstVerein (HMKV) consacre «aux fantômes et à leurs médias» dans la halle Phoenix, 2 200 mètres carrés au milieu d’une zone autrefois consacrée à la production d’acier, en pleine reconversion high-tech. La métropole de la vallée de la Ruhr, future capitale européenne en 2010, mise sur les nouvelles technologies pour sortir de la crise.

Son. De fantômes pourtant, on n’en verra guère. Pas d’ectoplasmes effrayants ni de tables tournantes dans cette subtile exposition d’art contemporain qui a choisi le son comme fil d’Ariane. Plus précisément un phénomène étrange connu sous le nom d’EVP, ou Electronic Voice Phenomenon (Libération du 14 août), révélé il y a cinquante ans par le Suédois Friedrich Jürgenson. Chanteur d’opéra, peintre et archéologue, il découvre qu’à l’aide d’un simple micro, un magnéto à bande ou une radio réglée sur certaines fréquences, il pouvait capter les voix des morts (lire page suivante). Il consacrera le reste de sa vie à ces enregistrements constituant une incroyable archive, point de départ de l’exposition : 897 bandes, assorties de 87 carnets bourrés d’annotations serrées et cryptiques.

«Il est frappant que l’introduction de presque tous les nouveaux médias (photographie, bande magnétique, télévision, vidéo, etc.) a provoqué des vagues de spiritisme», constatent les commissaires Inke Arns et Thibaut de Ruyter, citant l’invention de l’alphabet Morse en 1837, presque immédiatement suivi par l’apparition de spectres tapant des coups pour transmettre leurs messages de l’au-delà. «L’exposition tente de comprendre pourquoi, en dépit de notre instruction, des capacités irrationnelles sont régulièrement associées aux nouvelles technologies, les "médias" assumant un rôle longtemps dévolu aux "médiums" humains.»

Les vingt-deux artistes réunis sous la vaste halle tentent chacun à sa manière de rendre visible ou perceptible l’invisible.

Par exemple, en bricolant des «détecteurs de fantômes» comme Carl Michael von Hausswolff, Martin Howse ou Sam Ashley. Leurs dispositifs ultrasensibles saisissent la moindre perturbation dans le champ électromagnétique susceptible de trahir une présence.

Carl Michael von Hausswolff, qui a permis la sauvegarde de l’archive de Jürgenson, imagine une version «upgradée» pour capter ces voix paranormales de manière plus performante, via des technologies de pointe. Les images produites par un oscillographe, un radar et un sonar, filmées par des caméras de surveillance, sont projetées au mur, accompagnées par les modulations angoissantes d’un «Spiricom». L’instrument cherche à communiquer avec l’au-delà à l’aide de fréquences pures, alors que les chasseurs d’EVP privilégient le bruit blanc radiophonique, dont l’esthétique fascine les musiciens Tim Hecker ou Scanner. La pièce sonore de ce dernier, Phantom Signals, combine des enregistrements d’un médium communiquant avec la romancière du XIXe siècle Jane Austen et des voix inconnues captées par son téléphone mobile, l’avènement du sans-fil accentuant l’aspect fantomatique des nouveaux médias.

Sublimaux. Lucas et Jason Ajemian s’amusent eux avec un phénomène récurrent de la pop culture, consistant à cacher des messages sublimaux - sataniques de préférence - dans les disques joués à l’envers. Ils ont donc fait interpréter à rebours le morceau Into the Void du groupe de metal Black Sabbath par un orchestre classique, pour un résultat surprenant.

Avec l’invention du phonographe, en 1876, la voix était pour la première fois séparée du corps qui la génère. Pour Edison, c’était un moyen d’enregistrer «les dernières paroles des personnes mourantes».

Dans son passionnant exposé/performance, Erik Bünger explore ce phénomène troublant de la voix humaine disloquée. Il observe cette «schizophonie» pointée par le compositeur Canadien R. Murray Schafer dans le champ de la pop culture, de Dracula à Captain Howdy (l’Exorciste), d’Obama à Woody Allen, comparant l’effet de synchronisation des films avec la possession démoniaque, ou soulignant l’étrange mode des duos post-mortem (Céline Dion-Sinatra). Les voix enregistrées par les boîtes noires des avions donnent également cette étrange sensation d’un message post mortem, survivance audio d’un crash. Tom McCarthy, romancier britannique fondateur de l’International Necronautical Society, a choisi d’enregistrer ses cut up sonores dans une «Black Box», émis sur les ondes radios qui hantent le voisinage de la halle.

Présence. L’exposition suggère plus qu’elle ne montre, chacun projetant ses propres fantômes. Pas d’apparition dans la série de photos de maisons hantées réalisées par Corinne May Botz aux Etats-Unis. Pourtant, ces images archétypales, décors potentiels de films d’épouvante, en focalisant l’attention du spectateur sur des détails ou des ambiances (trappe, porte entrouverte, jouet d’enfant abandonné, ombre…) révèlent une présence dans le vide pesant de ces pièces. Une présence qu’on retrouve dans les diptyques habités de Nina Fischer et Maroan El Sani. Les artistes juxtaposent une photographie couleur classique qui figure une pièce vide (le bureau de Honecker, la chambre de Brecht…), et une photographie haute fréquence (dite de Kirlian) qui capture l’«aura» qui s’y manifeste sous forme de magnifiques halos colorés.

C’est souvent en utilisant les technologies d’une manière imprévue que les artistes créent le trouble. Kathrin Günter cherche à imprimer sur la pellicule, via une caméra polaroid bricolée, la lumière résiduelle qui émane des yeux du visiteur plongé de longues minutes dans le noir. Les clichés d’Agnès Geoffray pris avec la vision night shot de sa caméra chargent des scènes nocturnes anodines d’une tension étrange. La très basse résolution de ces images, leur halo blafard, ces grands yeux sans regard qui luisent dans l’obscurité, suggèrent que quelque chose d’anormal est sur le point d’arriver.

















Carl Michael von Hausswolf, The Complete Operations of Spirit Communication II, 1997-2009,




















Agnès Geoffray, Night #6, 2005


pour un autre article très complet en anglais => ici